Entreprendre un voyage comme
celui dans lequel je me suis lancé mercredi dernier est un de ces actes de défi
qu’on a besoin de lancer face au vide froid du monde. Pour trouver un sens.
Pour se battre. Pour lutter contre tout ce qu’on perd.
Alors
que j’avais décidé d’aller au Luxembourg, voir une amie, sur un coup de tête,
parce que j’avais besoin de faire un acte qui fasse sens et change mon
quotidien, je me suis réveillé en pleine nuit et ai décidé que j’allais essayer
de faire les 350 km du chemin à vélo.
Première
étape : réparer mon vélo. Réveil à 9h, descente en bas dans la cour,
décarcassage, nettoyage… Comme tout était sur un coup de tête, je n’ai pu
partir qu’à 16h. Longue préparation donc. Cette non préparation apparente et
ces coup de tête ne sont pas de l’écervellement imprévoyant. C’est important de
le comprendre. Ma pratique étendue de la randonnée, en solitaire, m’a permis
d’apprendre à improviser. Et puis c’était mon coup d’essai. Rouler longtemps,
rouler la nuit, avec un vélo de ville de base et de merde. Au départ, je
croyais pouvoir y arriver. J’en fus très loin au final, et jamais je n’aurais
pu parvenir à destination par ce moyen uniquement. Mais toutes les déconvenues
que je vais vous narrer ci-après sont ce qui a donné sens à ce voyage.
Les
trois premières heures furent lentes. S’extirper de la masse dense de la
banlieue parisienne, des banlieusards qui quittent tous Paris vers la même
heure. Se faufiler entre les voitures, se coller au trottoir, passer carrément
dessus le temps de dépasser les bouchons, surveiller mon rétrivuseur… Tout ceci
est la mécanique bien huilée d’un vélocipédiste parisien, à laquelle s’ajoute
la vitesse de grandes voies de circulation. Une vitesse déjà ridicule de
l’ordre du 13 km/h…
Parlons vitesse un instant. Mon vélo est lent, usé, n’a que
trois vitesses fonctionnelles, tout est rafistolé. C’est un vélo de ville. En conditions idéales, j’y fais du
20km/h en plat, du 30km/h en bonne descente et du 15km/h en montée. A peu près.
Après deux heures lentes, je parviens enfin à accélérer
tandis que la lumière baisse, sortant peu à peu des masses urbaines qui font
Paris. J’ai commencé à rouler avec deux couches, et peu à peu, je mets de
premiers gants, je rajoute mon protège-cou, puis je mets mon bonnet, par-dessus
lequel je rajoute mon capuchon, puis je met ma polaire, et change mes gants
pour de vrais gants en cuir rembourrés à l’intérieur. La dernière étape, que je
fais vers 1h du matin consiste à mettre mon surpantalon. Trois couches sur les
jambes, quatre sur le haut du corps. Je n’ai froid qu’aux pieds.
La
gestion de la température est tout un art. Tandis que mes pieds gèlent, j’ai
chaud ailleurs, parfois même trop. Ce management de température consiste à
baisser et remonter mon protège-cou, à la manière des chiens qui laissent
pendre leur langue. De cette manière, je parviens à rester dans des conditions
optimales face au vent fou. Ce résultat qui peut sembler évident, est le
fruit d’une optimisation de 15 ans de randonnée et de deux ou trois ans de vélo
quotidien. A manque de préparation apparente, répond donc mon expérience, qui
me garantit que rien de grave ne m’arrivera.
Mais revenons au concret du
voyage. Il est déjà 19h30 passé, je roule enfin très bien depuis un bout de
temps. Le soleil disparaît, je viens à peine d’allumer mes mini phares avant et
arrière lorsque soudain, après seulement cinquante kilomètres, mon pneu arrière
crève.
Ce qu’il faut savoir, c’est que
c’est ma première crevaison depuis les milliers de kilomètres que j’ai roulés.
Je n’ai rien pour réparer. Absolument rien.
Je fais appel à mon iphone, qui
me sert de gps lors de ce voyage. Il est resté autant que possible au chaud
dans ma poche, déconnecté du réseau pour préserver sa batterie. Et, qui plus
est, j’ai trois batteries de secours. Il s’avèrera au final, que je n’aurai
même pas besoin des batteries de secours. La boutique de vélo vient de fermer
une heure plus tôt. Je suis près d’un village de rien du tout, au milieu de
nulle part, mais, première coincidence étonnante, à quelques minutes d’une
gare.
Très vite, je me rend compte que
je n’ai aucune solution et décide de rentrer. J’ai déjà pris mon ticket,
lorsqu’un train débarque, et en sort une famille, jeunes parents et une petite
fille de six ans à peine, toute mignonne.
Par hasard, parce que j’ai appris
qu’il faut toujours essayer, et que bien que cela m’est à chaque fois très
difficile et me demande un effort si démesuré que, souvent, de peur du regard
imaginaire des autres, je n’ose pas, bref, pour toutes ces raisons, je leur
demande s’ils n’ont pas une idée de solution. Et il se trouve qu’ils en ont une
et que je vais passer les deux heures qui suivent en leur compagnie.
Les parents sont jeunes. Moins de
la trentaine. Super sympas et gentils. Ils hallucinent quand je leur dis que je
vais au Luxembourg et à partir de ce moment, l’hilarité aura du mal à les
quitter. Lui a une moto cross, il me pose donc une rustine là où ma chambre à
air a crevé. C’est la première fois de ma vie que je vois des rustines. Il me
donne ce qu’il en reste. Autre signe de gentillesse.
J’essaye le vélo, il a l’air de
marcher. Alors que je m’étais résigné à abandonner, je regagne un peu de
courage. L’essentiel de ce voyage sera d’ailleurs un affrontement entre
désespoir et courage, fatigue et force de volonté…
Je rebranche mon iphone pour le
recharger, accepte leur invitation à manger avec gratitude. Mon dernier repas
date de midi. Le problème du repas chaud avant la nuit que je repoussais se
résout ainsi naturellement. Je parle avec la petite fille, qui n’a pas été
sage, s’est mangé une claque et est maintenant toute tranquille. Une discussion
philosophique plus tard, nous mangeons. Ca fait du bien.
Il est 22h passé lorsque je
m’apprête à repartir. J’ai passé un très bon moment. On prend quelques photos
bien décalées, qui seront probablement dans le coin. La nuit noire s’est
installée. Je me dis que ça me met en retard, mais que ça me sauve du temps de
voyage de nuit, donc économise les piles de mes lampes.
Je repars. Seulement, rien ne va se
passer comme prévu. Alors que ma vitesse de croisière était enfin devenue
intéressante, le vent se lève. Un vent de face direct, qui atteint les 50 à 60
km/h. J’estimerai plus tard que cela me fait perdre 1/3 de ma vitesse
potentielle. Et tant qu’on en est aux pertes de vitesse, je perd probablement
environ 5km/h par rapport à un vrai bon vélo, que ce voyage me décidera à
acheter. Ce vent de face est l’un de mes grands ennemis de cette longue nuit
qui s’annonce.
Contre le vent de face, toutes
mes prévisions s’effondrent. J’espère faire mon voyage en 20/24h, mais ma
vitesse de croisière est ridicule ! Très vite, je baisse à 12/13km/h de
moyenne, descendant à 9km/h dans les montées, ne dépassant pas les 21km/h en
descente. Tous ces chiffres parlent d’une chose : le combat physique et
mental qui s’engage. Je ne suis pas réellement entraîné ni préparé à un effort
physique aussi continu et prolongé. Mon trajet quotidien est limité, et le vélo
de ville offre nombre d’occasions de se reposer aux feux rouges. Les montées et
descentes sont également limitées.
Un autre ennemi que je vais
affronter et qui va beaucoup me faire souffrir, c’est le froid. Dès que je
m’arrête, le froid semble transpercer mes vêtements, je me refroidis. Je
découvre rapidement que mon rythme diffère de celui que j’ai naturellement dans
mes randonnées pédestres : Je fais une pause toutes les 2h au lieu de
toutes les heures, avec, à partir d’une heure du matin, une pause toutes les
demi-heures pour boire, voire manger. Ces pauses sont autant des répits mentaux
nécessaires qu’une souffrance physique intense.
Au fil du temps, la fatigue
gagne. Les voitures disparaissent. A partir d’une heure du matin, je ne croise
plus une seule voiture, roulant lentement de croisement en croisement et de
village en village, protégé par une lune quasi pleine magnifique, d’un
jaune-orangé doux et puissant à la fois. Voilée par un défilement de nuages
plus ou moins légers, elle projette mon ombre dans le noir complet dans lequel
je voyage. Vers 23h, mon feux arrière a en effet laché. Les piles fonctionnent,
mais quelque chose semble avoir sauté. Mon petit feu avant, qui était cassé et
que j’avais accroché avec des élastiques et du fil de fer, je l’éteins. Ne me
reste plus que ma lampe frontale, puissante. Mais, à partir de minuit, elle
commence à défaillir. Ne me reste plus qu’un set de pile. Je finis par tout
éteindre et voyager dans le noir. La lumière de la lune est providentielle.
Depuis que je roule en vélo, je
n’ai jamais eu de chance avec mes lumières… Une histoire de chance, je suppose.
Dans tous les cas, ce voyage devient de plus éprouvant. Je commence à parvenir
au bout de mes facilités. Chaque mouvement de pédale devient un effort de
l’esprit autant que des muscles. Je dois me convaincre continuellement de
continuer, côte après côte, descente après descente. Les premières sont
longues, sans fin, les secondes passent trop vite et demandent un effort
étonnant pour ce qui devrait être d’une facilité déconcertante. C’est donc, à
partir d’une heure du matin, une longue nuit sans fin qui commence. D’un côté,
je me rend compte que jamais je n’arriverai au Luxembourg. De l’autre, je n’ose
pas encore envisage une solution et continue de rouler sur un chemin qui n’a
plus vraiment de sens. Les paysages lunaires s’enchaînent, je traverse de
petits villages silencieux, quelques très rares fenêtres allumées, sur de
petites départemantales, dont je chasse la ligne centrale. Ligne continue,
ligne plus ou moins effacée, m’éloignant des rebords invisibles et des dangers
connus et inconnus qu’ils portent.
La Lune est mon alliée. Je me
suis placé exprès dans une situation d’où je ne peux me sortir qu’en continuant
d’aller de l’avant. Je n’ai nulle part où aller. Impossible de revenir en
arrière. La nuit est au plus profond de son orbite. Pas de secours. Pas
d’endroit où se cacher du froid. La seule manière de lutter contre le froid est
d’avancer. C’est aussi la seule solution contre le désespoir. Solution que
j’oublie trop souvent dans la vraie vie, celle où je n’ai pas cette absence de
choix.
Car mon voyage est au final un
voyage vers ce but, vers ce sens, qui, en ce moment, à chaque coup de pédale de
ces heures profondes, est absent.
Et j’avance, je me bats, contre
le vent, face au noir, face à la solitude, habité littéralement depuis mon
départ par cette chanson sur Julie, mon amie morte, qui tourne encore et encore
dans ma tête. La seule manière d’échapper à cette litanie qui me vrille le
crâne et me plonge dans des souvenirs qui m’atteignent profondément est de
hurler. Alors, au milieu des champs, je me mets soudain à hurler à la Lune, à
hurler des insultes à ce monde qui me déchire l’âme et le cœur, j’hurle ma
douleur, ma violence contenue.
Et ça fait du bien. Ca
libère.
Peu à peu, durant ces profondes
heures nocturnes, quelque chose se relève en moi contre le désespoir. Je me
mets à réciter ce voyage, à raconter ce qui m’arrive comme je vous l’écris ici.
Pour donner sens. Pour partager avec moi-même ce moment que je vis, cette
épreuve que je traverse.
Vers 3h du matin et des
poussières, je commence à relever la tête et à envisager un nouveau but :
Désormais, je décide de me diriger vers Chalons en Champagne, qui est à 65 km
de distance. J’ai déjà 110km derrière moi. Un sacré chemin pour moi. Plus que
je n’en ai jamais fait ! C’est donc un but raisonnable. 13km/h pour
prendre le seul train qui me permettrait d’arriver tôt au Luxembourg.
Mais deux heures plus tard, je me
rend compte à nouveau que jamais je ne parviendrai à atteindre ce nouveau but,
bien plus proche. Le désespoir me gagne à nouveau. Sans compter la fatigue qui
s’ajoute à mes autres ennemis. Je commence à fermer les yeux comme on le fait
au volant, mon vélo se déporte jusqu’aux bords, où, secoué, je reviens à moi,
rouvre les yeux contre tout désir de confort, et continue, jusqu’au prochain
coup de fatigue, quelques mètres plus loin.
A nouveau, je me retrouve au cœur
de la nuit, désespéré, solitaire. Quand soudain, je relève la tête et vois les
étoiles, ébloui… La Lune me protège. Une calme certitude me gagne peu à peu. Je
continue de lutter à chaque coup de pédale, mais désormais, c’est une calme
détermination qui m’habite. Le soleil se lève à 7h27. Je compte les minutes qui
défilent. A un croisement de chemin, j’ai décidé de changer encore de chemin et
d’aller vers Reims, quelle que soit l’évidence que je n’arriverai jamais à
temps. Malgré tout je me bats, je continue, je profite.
C’est alors que je crève pour la
deuxième fois. En plein milieu d’une route toute droite, bordée par une lignée
droite d’arbres, balayée par un vent violent. Et, après quelques minutes à
espérer pouvoir continuer à rouler, je me rends à l’évidence et m’installe sur
le bord de route pour essayer de coller une rustine sur ma chambre à air qui,
comme je l’ai découvert chez la famille qui m’a accueilli, semble trop grande
pour ma roue. Je vais passer deux heures, littéralement congelé, sous le vent,
à tenter de coller ces foutues rustines sur ma chambre à air ! Je vais m’y
reprendre à deux fois, avant de, finalement, me rendre compte que le jour s’est
levé, que mes oreilles, mes mains, mes pieds sont au bord du négatif, et que je
n’y peux rien.
Sur mon iphone, je repère un
magasin de vélo dix kilomètres plus loin. Je roule alors lentement, et au moins
une dizaine de fois, je dois regonfler mon pneu. Lorsque j’arrive au magasin,
il est 9h passé, je suis presque arrivé au bout de ce périple et de l’autre
côté de cette longue nuit. Je n’ai pas eu d’accident malgré mes problèmes de
piles et de lampes (mon utilisation de la lampe frontale consiste pendant
l’essentiel de la nuit à l’allumer dès qu’une voiture approche et à l’éteindre
dès qu’elle s’éloigne. Cette histoire de lumière encore : réparant mon
vélo en bord de route, un livreur s’arrête pour me demander d’allumer une
lumière, parce qu’il n’arrive pas à me repérer. Une fois que ma lampe clignote,
c’est une floppée de voitures qui s’arrêtent pour me demander si je n’ai pas
besoin d’aide. Au point que j’éteins la lumière.
Bref, cette aventure est un
affrontement classique mais toujours aussi profond et cruel entre la nuit et le
jour, l’ombre et la lumière, le désespoir et le courage, entre l’Humanité et
l’Univers froid et impersonnel, infini et indifférent.
C’est ce combat que j’avais
besoin de me remémorer, c’est pour me battre et me rappeler ce qu’est la vie
que je conduis ces expériences contrôlées que sont mes randonnées pédestres.
Bien que mon voyage a été un
échec sur le papier, il fait partie de ces aventures de l’âme qu’il faut
entreprendre parfois et qui vous tombent dessus d’autres fois, ces aventures
dont on sort éprouvé, mais grandi. Et un voyage parsemé de rencontres :
cette famille qui m’a littéralement sauvé au milieu de nulle part, cette femme
qui tenait le magasin de vélo où j’ai pu acheter tout ce qu’il fallait pour ne plus
jamais crever, ce petit resto où j’ai pris, pour la première fois de ma vie,
une grande assiette de kebab, frites et autres délices nourrissants, et que
j’ai trouvé après avoir fait le tour de toutes les rues du centre-ville
d’Epernay, qui fut, au final, ma ville-étape d’aboutissement, après 150km d’un
trajet éprouvant mais salvateur.
Signing off
dgrv